Le cabinet de conseil Lecko a publié l’édition 2022 de son « État de l’art de la transformation interne des organisations », sorte de manuel à destination des entreprises sur les pratiques de travail, modes d’organisation et outils collaboratifs. L’occasion pour nous d’échanger et de faire le point avec Arnaud Rayrole, son fondateur, sur ces changements culturel et numérique.

Transformation numérique : « Nous sommes en retard par rapport à la promesse technologique »

 

Après deux ans de crise sanitaire, où en est le numérique dans les entreprises ?

Avec la pandémie, tout le monde a dû mettre le pied à l’étrier. Nous avons tous expérimenté l’usage des outils numériques à grande échelle… une expérience inimaginable sans cette contrainte ! Au 1er confinement, chez Lecko, nous n’avons eu à aider qu’une minorité (environ 10%) des entreprises avec lesquelles nous travaillions, le reste s’est parfaitement débrouillé. Certaines s’en sortent mieux que d’autres, mais en règle générale, l’utilisation de la visioconférence a montré partout que ces outils sont faciles à adopter. Le revers de la médaille ? Pour beaucoup, cela a accentué des situations préexistantes à la crise : la saturation des agendas ou encore le phénomène d’infobésité – c’est-à-dire le fait de brasser et d’échanger un nombre croissant d’informations.

Que disent ces nuisances du niveau de transformation des organisations ?

De manière générale, la crise du Covid-19 a conduit l’entreprise et le management à se poser des questions qu’ils auraient pu se poser avant sur la façon de travailler collectivement. Le numérique permet de résoudre des problèmes, mais cela nécessite autre chose qu’un simple déploiement technique. Une transformation plus profonde. Pris dans le quotidien, c’est difficile pour un manager de s’arrêter un moment pour réfléchir à améliorer l’organisation du travail. Nous sommes tributaires des autres : si un collègue décide d’utiliser davantage le document partagé que le mail, mais qu’un autre modifie ce même document en local, avant de le repartager par mail, on tombe dans une impasse d’usages !

Peut-on alors parler de retard dans ce processus ?

Oui, d’un retard par rapport à la promesse technologique. Il suffit de regarder les sites web des éditeurs, Microsoft, Google et consorts : nous sommes censés collaborer dans des espaces de travail virtuels, interconnectés, en passant facilement d’un module à un autre. Or, concrètement, cela ne représente que 10 à 15 % de l’activité des collaborateurs. Selon notre enquête, pour 60 % des collaborateurs, qui travaillent dans des entreprises de plus de 500 personnes, le mail reste l’outil de communication et de collaboration dominant. Voilà où se situe le retard. On utilise aujourd’hui des outils qui n’existaient pas il y a dix ans et pourtant le fonctionnement des entreprises a mal suivi ces évolutions.

Le recours au cloud est-il la solution à tout ça ?

Le passage dans le cloud génère des situations vertueuses comme l’édition d’une seule version d’un document en ligne. Le document n’est pas physique, sous le coude. On quitte la logique individuelle, puisque ce document, et par extension la plateforme, est pensé dès le départ comme un élément collaboratif qu’on coédite, à l’intérieur duquel on discute, etc. Cette approche disruptive nécessite que chacun accepte que l’autre puisse voir ce qu’il écrit en temps réel.

… ce qui augmente potentiellement le nombre et la vitesse à laquelle les informations circulent. C’est un peu le serpent qui se mord la queue, non ?

Utilisé avec les pratiques d’hier, le cloud est évidemment néfaste. Il alimente cette infobésité dont on parlait précédemment. En faisant, sauter les limitations sur les tailles de pièces jointes, il peut avoir un effet pervers. Pour les réunions aussi, le recours à la visio est incontournable, mais les utilisateurs ont parfois du mal à intégrer la nécessité de faire des pauses pour éviter les tunnels de conférences. C’est génial de ne pas avoir à se déplacer, mais si les pratiques ne sont pas adaptées, de nouvelles nuisances se créent et viennent amoindrir le bénéfice du cloud et du travail à distance.

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© Amico

 

 

Est-ce que vous voyez le métavers comme une évolution ou, au contraire comme une dégradation du principe du cloud ?

De la même manière qu’avec l’intelligence artificielle avant la crise sanitaire, il ne faut pas attendre du métavers, puisque c’est la promesse d’acteurs comme Microsoft aujourd’hui, qu’il vienne résoudre tous nos problèmes. Il s’agit de la dernière émanation de la culture Tech qui veut sans cesse se présenter en remède miracle. Je ne crois pas une seconde que le métavers va résoudre les soucis de réunionite, d’infobésité, des frontières floues entre vie professionnelle et vie personnelle.

Vous parlez de Microsoft qui est aujourd’hui le poids lourd américain qui pèse sur presque tous les volets de la collaboration au travail. Son hégémonie et sa popularité auprès des entreprises sont-elles encore d’actualité ?

Plus que jamais. Mais les choses ont évolué sur ce sujet avec la maturité des alternatives. Les éditeurs européens et français ont optimisé leur expérience pour offrir de la qualité. Tous ont élargi leur périmètre d’usage initial pour devenir des outils plus généralistes qui couvrent tout le spectre de la digital workplace. C’est le cas avec Jitsi, pour la visioconférence, ou la suite bureautique Only office par exemple. La difficulté technique réside dans le fait que notre environnement de travail numérique repose sur l’OS Windows (ou Mac), tous deux Américains. Teams est de plus en plus incrusté dans Windows 11 et One Drive devient la solution de stockage par défaut.

Certains concurrents comme Slack, en juillet 2020, ou plus récemment NextCloud, en décembre 2021, ont à ce titre déposé des plaintes devant la Commission européenne contre Microsoft, qu’ils accusent abuser de sa position dominante sur le marché.

Il faut laisser place à l’innovation et à une concurrence saine pour avoir le choix des outils à adopter. Nos yeux sont tournés vers le Digital Market Act, dont la première mouture a été discutée en décembre et potentiellement adoptée pendant la présidence française à l’UE. C’est la seule solution pour obliger tous les acteurs, et surtout les Gafam, à être interopérables et respectueux de nos données personnelles. Il faut bien avoir en tête que même les grands comptes du CAC40 ne pèsent pas lourd face à Microsoft. L’hiver dernier, le géant américain a décidé d’augmenter ses tarifs et c’est une décision unilatérale qui peut peser sur le budget de petites entreprises. On a besoin d’agir à l’échelle européenne, comme on l’a fait à l’échelle du RGPD puisqu’il s’agit de retrouver une relation équilibrée entre client et fournisseur et de ne pas se retrouver avec un éditeur trop dominant.

Quel intérêt y-a-t-il pour les entreprises à ce que ces chefs de file du numérique américains comme Microsoft, Google ou Amazon soient contraints par des lois européennes ?

Pour garder le contrôle, il faut maintenir le rapport de force entre États et Gafam. La question qui nous préoccupe actuellement est celle du numérique responsable tandis que ces grands acteurs prônent une philosophie différente vis-à-vis du digital. Ils le présentent comme une ressource illimitée parce que les data centers sont alimentés par une énergie verte… Une vision très partiale de la réalité ! L’énergie électrique est une ressource limitée : ce qui est gaspillé numériquement n’est pas consacré à des fins plus utiles. ​​​​En proposant des offres illimitées en termes d’espaces de stockage, ils vont à l’encontre du principe de la responsabilité environnementale. Il n’existe aucun outil pour identifier les versions de travail et les documents inutiles à supprimer et on nous encourage à enregistrer les réunions, stockées dans le cloud pour se passer des rediffusions le soir.

Des pratiques numériques plus réfléchies et respectueuses de l’environnement : c’est le nouveau chantier à engager en 2022 ?

Pour espérer tenir les accords de Paris de réduction de CO2 de 4% par an, les entreprises doivent décarboner leur activité. Pour autant, l’utilisation du numérique pour les environnements de travail enregistre des croissances à deux chiffres, en contradiction avec ces objectifs. Microsoft a fait un premier pas en ce sens en sortant fin février Impact, un dashboard pour que les utilisateurs d’Office 365 connaissent leurs émissions carbones. Là encore, certaines organisations ont pointé du doigt une opacité sur les modes de calcul et le manque d’informations détaillées, alors même que tout repose sur les données des entreprises que collecte le géant américain. Dans un contexte global où les entreprises sont de plus en plus sensibles aux questions de RSE, la question de l’impact environnemental est cruciale. L’un des points clés consiste effectivement à mesurer les émissions carbone liées à nos usages. Pour pouvoir la mettre en place, nous sommes tributaires des données d’activités des entreprises que l’on convertit en équivalent carbone. Mais encore faut-il bien le faire. L’enjeu aujourd’hui est donc d’accompagner et de faire coïncider les pratiques avec les convictions environnementales des organisations.

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