
Balayez du regard votre bureau. Il y a fort à parier qu’en face de vous se trouve un ordinateur sur lequel vous tapez au clavier. Juste à côté, un stylo marque la page de votre carnet de notes. Un smartphone est posé en équilibre dessus. Nul doute également que vous verrez quelque part une note adhésive probablement collée sur le rebord de votre écran ou au sommet d’une pile de documents avec quelques mots griffonnés à la hâte. Si votre téléphone sonne et que vous convenez d’un rendez-vous à l’issue de l’appel, quel outil de l’ordinateur ou du crayon choisirez-vous d’instinct pour inscrire la date et l’heure de cette réunion ? Une enquête menée par OpinionWay pour l’Ufipa (l’Union des fabricants et industriels de la papeterie) en 2021 révèle que, pour les Français, écrire à la main s’avère souvent plus pratique et productif dans de nombreuses situations professionnelles. Ils sont 84 % à privilégier le bon vieux stylo pour prendre des notes, 64 % pour inscrire les rendez-vous, 64 % pour annoter lors de la relecture et la correction d’un texte. Enfin, 54 % déclarent préférer les instruments d’écriture traditionnels pour animer des réunions. Un attachement d’autant plus surprenant lorsque l’on sait que le clavier s’est imposé comme un outil incontournable dès lors qu’il s’agit d’envoyer un message ou de produire et de diffuser rapidement une grande quantité d’écrits, qui plus est sans se soucier de l’orthographe gérée par le correcteur. Mais si des motifs pratiques évidents expliquent que les stylos n’aient pas encore disparu des bureaux, les raisons de cette résistance se trouvent probablement plus dans notre cerveau et dans les réseaux de neurones qui s’activent lorsqu’on écrit.
Un processus automatisé
« D’un point de vue moteur, l’écriture manuscrite sollicite une main, en général la droite, et active le seul hémisphère cérébral gauche. Pour les droitiers, qui représentent 85% de la population, tout se passe dans le même hémisphère puisque tout ce qui est lié au langage (parole, lecture, écriture) est géré dans cette même partie du cerveau », explique Jean-Luc Velay, chercheur en neurosciences cognitives au CNRS et à l’université d’Aix-Marseille. Petit avantage pour les gauchers : les commandes cérébrales qui contrôlent la main sont situées dans l’hémisphère droit. Chaque hémisphère n’a donc qu’une tâche à accomplir, ce qui permet aux gauchers de mieux spatialiser leur pensée, voire de développer des dons artistiques pour les plus célèbres d’entre eux : la Neuvième Symphonie a été écrite de la main gauche ! Une maigre consolation pour ceux qui continuent de contorsionner leur poignet pour éviter d’étaler l’encre de leur stylo… « En revanche lorsque l’on tape au clavier, les deux mains sont utilisées, ce qui oblige une communication plus importante entre les deux hémisphères cérébraux », poursuit le scientifique. Marieke Longcamp, également chercheuse en neurosciences à l’université d’Aix-Marseille et au CNRS, attribue cette concentration accrue à notre mauvais apprentissage du geste : « Ce n’est pas un processus automatisé en France. Contrairement à des pays comme ceux d’Amérique du Nord, on ne dispose pas d’enseignement pour écrire avec un clavier. Dans la plupart des cas, il faut donc davantage de concentration pour éviter qu’une main frappe avant l’autre et que les lettres se substituent. Des erreurs qu’on ne fait jamais avec un stylo. » En effet, lorsqu’on écrit, la forme d’une lettre est associée à la fois au son (le phonème) et au geste. L’apprentissage de l’écriture dès le plus jeune âge créé donc une mémoire du geste et un lien fort avec la pensée et la lecture.
L’écriture se transforme
Même les géants de l’informatique comme Apple, Microsoft et Samsung ont compris que leurs outils, aussi puissants soient-ils, ne remettraient pas en cause (en tout cas pour quelques décennies encore) une pratique vieille de 5 000 ans. Loin de vouloir imposer le « tout clavier », ils cherchent depuis toujours une convergence entre numérique et écriture manuscrite. Du stylet à la tablette à encre électronique, en passant par le stylo numérique, l’objectif est à chaque fois de réussir l’alliance entre l’immédiateté de l’écriture manuscrite et les avantages d’un texte dématérialisé. De grands noms de la papeterie ont également tenté de mettre au point des solutions hybrides. Dès 2003, le groupe Hamelin commercialise un des premiers stylos numérisant l’écriture avant de faire machine arrière en 2008, faute de clients.
« L'écriture est une fonction sociale et émotionnelle très forte » Marieke Longcamp, chercheuse en neurosciences
Outre un coût d’achat élevé, la technologie, encore peu intuitive, n’avait pas réussi à convaincre le grand public. Le fabricant français va alors changer de stratégie en lançant Screebzi, une application qui permet de scanner ses notes et de les transférer dans le cloud. « L’écriture manuscrite n’est pas incompatible avec le digital. Il faut en revanche accompagner ce développement numérique et mettre en place des outils adaptés aux usages : c’est le sens de notre rachat récent de la société Rocketbook, qui a développé un carnet effaçable réutilisable, connecté à une application mobile pour numériser votre travail », explique Céline Boussougant, directrice marketing chez Bic. D’autres fabricants du secteur à l’instar de Staedtler proposent des stylets à la technologie EMR comme le Noris digital pen qui permet, par induction, d’interagir avec le champ électromagnétique généré par l’écran d’une tablette, d’un smartphone ou d’un notebook compatibles. Malgré des débuts difficiles liés au coût d’investissement élevé et à l’évolution technologique (installation, mises à jour, recharge, compatibilité), les outils numériques semblent aujourd’hui plus aboutis et trouvent leur public. Avec plus de 4 000 points de pression, un produit comme le Slim Pen de Microsoft offre aujourd’hui un confort et des sensations d’écriture de plus en plus naturelles. Les chercheurs en neurosciences voient même d’un bon œil cette digitalisation, avec des utilisations intéressantes lorsqu’on l’étend à l’apprentissage de l’écriture et de la lecture chez les plus jeunes. « Nous sommes arrivés à un tel niveau de précision de la pointe des stylets sur les capteurs d’une tablette que c’est similaire à l’écriture sur du papier avec un stylo. Sauf qu’on peut aujourd’hui y ajouter des fonctionnalités numériques de correction de formes, de couleurs voire d’alertes sonores, très utiles dans un cadre scolaire », s’enthousiasme Jean-Luc Velay. Dans le domaine professionnel, ce développement numérique de l’écriture incarne la solution au problème de la collaboration à distance imposée par la pandémie en 2020. Impossible de se réunir autour d’un tableau blanc, de faire des schémas, des brainstormings : les outils interactifs ont donc pris le relai.
Ecrire, voir et entendre
La crise sanitaire et les confinements à répétition poussent aujourd’hui les acteurs du numérique à intégrer l’écriture digitalisée dans leurs solutions globales pour le télétravail. « Nous avons basculé dans un modèle de travail hybride. Il y a 18 mois nous avions environ 8 % des réunions dans lesquelles il y avait, en moyenne, au moins une personne à distance. Un chiffre qui va passer à 90 % selon les différentes études. Ce qui nous force à repenser les outils à disposition », analyse Xavier Hemery, responsable commercial chez Cisco. Pour améliorer l’expérience collaborative de la visioconférence, le fabricant américain donne la possibilité à tous les participants de s’exprimer avec son propre système d’écriture : « Les idées sont fugaces, un schéma vaut parfois mieux que de très longues explications. Et il faut que tout le monde ait la possibilité de co-éditer, pas seulement ceux qui sont au bureau. Nos équipements Webex Desk et Board permettent à chacun via smartphone, tablettes et ordinateur d’interagir dans la réunion : de partager son écran, d’entourer, d’annoter, de mettre de la couleur. » Partant du même constat, Logitech a élaboré une réponse sensiblement différente. En mai dernier, le spécialiste des périphériques informatiques lançait Scribe, une caméra dont les fonctionnalités intelligentes permettent de capter le contenu des tableaux blancs effaçables pour les partager dans les réunions en visioconférence.
« L’écriture traduit cette volonté des salariés d’avoir un environnement de travail agréable qui leur correspond.» Nadège Helary, directrice générale de Staedtler France
Pour dépasser les limites du clavier, les acteurs du numérique comptent également sur cette autre alternative qu’est la transcription vocale. Pour Cisco, Google, Zoom, et Microsoft, le télétravail représente l’opportunité de miser sur la technologie des assistants vocaux dans les entreprises. En 2021, ces quatre poids lourds de la visioconférence ont inclus une fonctionnalité de transcription et de traduction automatique à leurs systèmes respectifs. Une solution présentée pour l’instant comme une façon de soulager la prise de notes dans les réunions : un compte rendu de tout ce qui s’est dit et qui sert de support de référence. Le neuroscientifique Jean-Luc Velay alerte cependant sur le danger que représente l’emprise croissante du vocal dans nos sociétés : « Pour certaines personnes, l’écriture, et par extension le stylo, est un outil au service de l’expression du langage. Et quand un outil est obsolète, on le remplace par un autre plus efficace. Les neuroscientifiques sont beaucoup plus réservés parce qu’on sait que l’outil joue un rôle important dans l’organisation du cerveau. » Et Marieke Longcamp de compléter : « Ce n’est pas pour les adultes que cela pose problème, c’est si on décidait d’étendre l’utilisation de ces outils vocaux aux plus jeunes lors de l’apprentissage. On modifierait complètement le rapport à la lecture avec le risque énorme d’appauvrir la valeur du langage. »
Vers plus de créativité
Il y a tout de même un élément rassurant : la crise sanitaire est loin d’avoir fait reculer l’écriture manuscrite. Au contraire ! Le marché de l’écriture-traçage n’a pas souffert de la pandémie et de la fermeture des bureaux. Selon Gfk, il s’est maintenu en 2020 et seuls les canaux de distribution ont changé avec des clients qui ont acheté directement en magasin ou sur les sites de e-commerce sans passer par leur entreprise. Sur les six premiers mois de 2021, les ventes ont même bondi de plus de 12 % en raison des achats de feutres de coloriage, tant chez les enfants que chez les adultes. « Avec le télétravail, les gens n’ont pas délaissé la prise de notes. Simplement, comme ils passaient leur journée entière devant les écrans, s’exprimer de façon plus créative a été un bon moyen pour eux d’évacuer le stress. Même si ce n’est pas un phénomène nouveau, la pandémie a amplifié la vente de nos gammes associées à la créativité », observe Patrick Forveille, directeur général de Pilot. Même constat du côté du fabricant français Bic : « le lancement de la gamme de feutres d’écriture Intensity répond depuis la fin 2019 aux demandes croissantes en matière de doodling et de sketchnoting pour des adultes qui ne sont ni artistes ni enfants », explique Céline Boussougant.
« L'écriture est un projection de soi, elle fait partie de notre identité » Jean-Luc Velay, chercheur en neurosciences cognitives
C’est le signe que la liberté d’organisation qu’offre l’écriture manuscrite reste indispensable pour toutes les activités créatives, y compris chez soi. À l’ère du flex office, la popularité croissante des surfaces inscriptibles à fixer sur les murs en est un bon indicateur. « L’écriture traduit cette volonté des salariés d’avoir un environnement de travail agréable qui leur correspond. Nos kits nomades – des petites trousses avec le nécessaire (surligneur, porte-mine, feutre, stylo bille) - se vendent particulièrement bien », constate Nadège Helary, directrice générale de Staedtler France.
Une fonction sociale et émotionnelle
En 2004, aux États-Unis, une série d’expériences menées par Randy Garner, un chercheur en sciences du comportement, mettait en évidence la force de persuasion des mots inscrits à la main sur une note adhésive. Les résultats montraient en effet que les collègues de travail destinataires du message se sentaient davantage concernés par la demande et y répondaient plus rapidement. « L’écriture manuscrite a une fonction sociale et émotionnelle très forte. Elle sollicite des régions visuelles du cerveau importantes pour la reconnaissance des visages. Cela nous renvoie à une fonction humaine fondamentale : communiquer et faire société », détaille Marieke Longcamp. Plus que jamais, elle reste le moyen d’exprimer sa singularité. « C’est une projection de soi, elle fait partie de notre identité. Symboliquement, le stylo ou le stylet est la continuité de la main et du bras, on a l’impression que l’encre (ou le tracé numérique) qui en sort fait partie de soi-même, poursuit Jean-Luc Velay. Elle est donc très personnelle et notre cerveau l’associe inconsciemment à tout un tas de souvenirs. On peut ressentir un grand plaisir à écrire ou à l’inverse avoir un sentiment très déplaisant à voir sa propre écriture. » De leur côté, les entreprises incitent leurs salariés à être plus innovants, à développer des soft skills et à cultiver leur créativité. C’est certainement à cet endroit que se trouve l’avenir de l’écriture au bureau.
">Continuez votre lecture en créant votre compte et profitez de 5 articles gratuits
Pour lire tous les articles en illimité, abonnez-vous