
Quelle est, selon vous, la première conséquence du flex office dans le rapport des salariés avec leur entreprise ?
Le fait même d’être contraint de réserver un poste de travail comme on réserve un siège au théâtre ou une table de restaurant signifie pour le salarié qu’il n’est plus naturellement et spontanément chez lui dans l’entreprise. Sans poste attribué, il est tout de suite plus difficile de se reconnaître comme faisant partie d’une communauté professionnelle avec des droits par rapport à l’espace. Cette précarisation spatiale revient à faire du salarié un simple visiteur qui doit négocier quotidiennement sa place. D’où cette situation paradoxale et déstabilisante : l’entreprise pénètre désormais l’espace privé du salarié lorsqu’il est en télétravail alors qu’à l’inverse celui-ci se sent de moins en moins chez lui dans son immeuble de bureau.
Avec le flex office, chaque travailleur est censé choisir sa place en fonction de ses besoins. N’est-ce pas finalement un pas de plus vers l’autonomisation, souvent présentée comme une demande forte des salariés ?
Ce discours sur l’autonomie relève du story telling. Lorsqu’on s’intéresse à l’organisation du travail des cadres, on s’aperçoit qu’ils restent largement soumis à des procédures, des protocoles et des reportings qui sont pensés en dehors d’eux par des experts de grands cabinets internationaux. À vrai dire, les cadres d’aujourd’hui sont moins autonomes que ceux des Trente Glorieuses, qui constituaient à l’époque ce qu’on appelait le « salariat de confiance ». On les installe désormais dans des open spaces pour leur rappeler qu’ils sont des salariés parmi d’autres et donc des exécutants comme les autres. Je ne parlerais donc pas d’autonomie, mais plutôt d’une atomisation grandissante des salariés. Avec le télétravail couplé au flex office, chacun est censé s’autogérer et s’autodiscipliner au niveau de son inscription dans l’espace de l’entreprise. Et cette autogestion se résume à une charge mentale supplémentaire qui ne débouche sur aucune amélioration du travail.
Renoncer à son poste attribué pour accéder à davantage d’équipements dédiés à la collaboration et à la convivialité : n’est-ce pas la promesse d’une amélioration des conditions de travail ?
La qualité de la collaboration ne dépend pas du confort des canapés ou de la décoration de la salle de pause. Elle relève bien davantage de la qualité des relations professionnelles que les personnes peuvent mettre en place à partir de la réalité et du contenu de leur travail. Je ne dis pas que la gestion de l’espace n’est pas importante. Mais elle doit refléter la qualité de la mobilisation du travail et non la compenser ! On ne peut pas s’engager dans une entreprise si l’on n’est pas rassuré à l’idée de pouvoir prendre conseil ou de mettre en débat une décision. Or, on s’aperçoit qu’il y a de moins en moins d’échanges et de collectifs spontanés parce que les salariés ont du mal à se considérer les uns et les autres comme des ressources. Ils sont plus souvent en situation de concurrence que dans celle d’une coopération professionnelle réelle. On n’a jamais autant insisté sur la dimension collaborative du travail alors que le management moderne vise à l’inverse à isoler et valoriser des individualités en concurrence plutôt que de traiter avec des collectifs, forcément plus difficiles à gérer.
En quoi le flex office participe-t-il de cette orientation toujours plus individualiste du travail ?
La modernisation managériale dans la foulée du modèle taylorien s’est faite par une surhumanisation du travail qui a accompagné une disqualification de la professionnalité par le changement permanent et l’obsolescence de l’expérience et des savoirs. La personnalité et des qualités proprement humaines comme l’adaptabilité, la résilience, l’audace, l’intuition ou encore l’empathie sont devenues plus importantes que le savoir-faire associé à un métier. C’est d’ailleurs en partie ce qui explique les nouvelles formes de souffrance au travail. Les gens sont enrôlés non pas en tant que professionnels, mais en tant que personnes. Leurs échecs ou leurs difficultés peuvent alors entraîner de véritables effondrements personnels, car ce sont leurs qualités humaines qui sont sanctionnées. Le flex office s’inscrit parfaitement dans cette survalorisation du savoir être. On attend de vous un certain comportement, d’être flexible, fluide, adaptable, avec ce présupposé que tout changement est vertueux. Ce nomadisme dans l’occupation de l’espace renvoie à cette idée que les gens ne font plus que passer dans l’entreprise selon des objectifs et des trajectoires personnels qui ne s’inscrivent plus dans un destin professionnel partagé.
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