Des dimensions qu’on pensait jusqu’alors être le monopole de notre psyché, comme la créativité, sont désormais à la portée d’algorithmes capables de générer des textes et des images en suivant quelques consignes minimales. Tout se passe comme si nous venions de comprendre dans une sorte de sidération que la machine pourrait demain tout faire. Et dans ce « tout », il devient de plus en plus difficile de définir la place de l’humain.
C’est dans ce contexte, entre craintes et fascination, qu’un certain nombre d’experts nous incitent aujourd’hui à la modération. Pas de panique nous disent-ils. Après tout, l’intelligence artificielle n’est qu’un outil. Ses effets sur la réalité, ses incidences sur notre travail et sa finalité même dépendront de la manière dont nous l’utiliserons. Certes, elle n’est pas sans risques. Il faudra réguler et former, en s’assurant de ne laisser personne sur le bord de la route… Mais l’IA sera d’abord ce que nous en ferons, affirment ces spécialistes. Le discours veut prendre de la hauteur autant que rassurer. Il a le mérite de rappeler qu’aucune technique, quelle qu’elle soit, n’est bonne ni mauvaise en soi. On aurait donc tort de céder au catastrophisme comme au techno-optimisme. Mais comparer la technologie numérique à un simple marteau comme le fait Luc Julia, ancien vice-président de Samsung et directeur scientifique de Renault, est en réalité tout aussi illusoire. Et une vision au moins aussi naïve que celle qui verrait dans l’économie un pur instrument au service de l’humain.
Il y a longtemps que la technique moderne n’est plus un outil qui se contente de prolonger la main de l’artisan. La dimension des technosciences n’a pas docilement attendu que des ingénieurs ou des comités d'éthique lui donnent un sens pour conquérir de nouveaux champs d’application. Elle se déploie avec une autonomie, des stratégies et des possibles qui lui sont propres, délimite des réponses et produit de nouvelles normes et interdits. Il est effectivement plus que jamais nécessaire de démythifier l’IA. Mais cela suppose aussi de commencer par la considérer pour ce qu’elle est : bien plus qu’un simple outil.