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Imprécise, boudée ou encore galvaudée, la question de la qualité de vie et des conditions de travail divise autant qu’elle rassemble les acteurs de l’environnement de travail. Si elle renvoie à une préoccupation universelle et omniprésente de la santé au travail, sa définition et son périmètre restent encore flous. À l’heure où l’absentéisme atteint des records, il devient urgent pour les entreprises de rectifier le décalage entre le discours et une réalité quotidienne préoccupante.

 
 

Épanouissement personnel, surconnexion, stress, burn-out… Depuis trois ans, les profondes mutations de la société et du travail, induites par la crise sanitaire, ont remis au premier plan la question de la santé mentale des individus. Une notion qui fait aujourd’hui partie d’une thématique santé plus globale, traitée en entreprise dans le périmètre – parfois mal identifié - de la qualité de vie et des conditions de travail (QVCT) et des risques psychosociaux (RPS). Les salons, forums et rencontres qui affichent pour thème la qualité de vie au travail (QVT), réunissent en réalité des experts d’horizons très différents, de l’ergonomie à la restauration d’entreprise, en passant par l’IT, la formation et le conseil ou encore le yoga et la naturopathie. Les aménageurs, fabricants de mobilier, de matériels et de fournitures de bureau préfèrent eux parler de bien-être… Une expression omniprésente dans les discours sur l’environnement de travail, au détriment de la QVCT – acronyme officiel depuis le 31 mars 2022 - pourtant inscrite dans le code du travail (voir l’encadré). Pour Damien Granier, chargé de mission pour l’Anact dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, la démarche QVCT peine encore à s’imposer en raison des confusions qui entourent ce terme : « Entre 2013 et 2020, le champ que recouvre la QVT a été mal identifié par les entreprises et insuffisamment précisé par les partenaires sociaux, ce qui a donné lieu à de nombreuses interprétations. Durant cette période, peu d’entreprises ont signé des accords comportant des actions en faveur de l’organisation du travail ou du management : elles ont plutôt porté sur des sujets périphériques ou autour du bien-être individuel. Malgré la signature, en 2020, d’un nouvel accord national interprofessionnel avec la volonté de replacer le travail au centre des débats, cette vision réductrice est encore malheureusement répandue ».

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Selon la théorie du psychologue américain Herzberg, le contraire de la satisfaction n’est pas l’insatisfaction mais l’absence desatisfaction. De même, le contraire de l’insatisfaction n’est pas la satisfaction mais l’absence d’insatisfaction.

​​​Différences de perception

Pour ajouter à ce flou, la perception individuelle de la QVCT varie fortement d’une personne ou d’un groupe de personnes à l’autre. Dans son étude de février 2023, « Les Français au travail, dépasser les idées reçues », l’Institut Montaigne interroge notamment la relation des actifs à leur travail - tous secteurs confondus - du point de vue de la satisfaction et de l’insatisfaction. Les résultats de l’enquête abondent dans le sens de la théorie des deux facteurs, développée dans les années 1960 par le psychologue américain Frederick Herzberg. Selon ce spécialiste des organisations du travail, les facteurs expliquant pourquoi un travailleur est satisfait ne sont pas les mêmes que ceux qui expliquent pourquoi il est insatisfait. « Les causes de la satisfaction ou de l’insatisfaction échappent aux caractéristiques habituellement utilisées dans les enquêtes d’opinion et sont très largement subjectives. Se trouvent d’un côté les facteurs intrinsèques liés à l’activité de travail elle-même et à l’épanouissement personnel qu’elle apporte, comme l’intérêt du travail et l’autonomie. De l’autre côté, les facteurs extrinsèques, liés à l’environnement dans lequel cette activité se réalise et qui échappent largement au contrôle du salarié, par exemple la rémunération ou les conditions de travail », commente l’Institut Montaigne dans son enquête. Parmi les causes d’insatisfaction globale, on apprend dans l’étude que le rapport au télétravail – l’impossibilité d’y recourir ou la pratique contrôlée de celui-ci - est source de frustration pour près de la moitié des salariés en 2023.

Si les chiffres permettent de dresser des tendances, ils ne permettent cependant pas de lister les conditions de réussite d’une politique QVCT. Un écart persiste entre les attentes des salariés et la réalité de la santé au travail. À titre d’exemple, l’autonomie est parfois érigée en valeur absolue alors même qu’elle n’est pas systématiquement adaptée à tout le monde, ni à tous types d’activités.

« La QVCT articule des enjeux de santé et de préservation des individus mais aussi l’amélioration de la performance et de la productivité d’une entreprise » - Damien Granier, Anact

 

Une démarche collective…

Il n’existe donc pas de manuel ou de liste type d’indicateurs à suivre en matière de QVCT : c’est une démarche collective et volontariste qui concerne par définition à la fois la performance économique et sociale d’une entreprise. « Elle articule des enjeux de santé et de préservation des individus mais aussi l’amélioration de la performance et de la productivité d’une entreprise. Ce qui implique aujourd’hui de passer par une phase d’acculturation de la part de toutes les parties prenantes, du dirigeant aux salariés et délégués du personnel, en passant par le service des ressources humaines ainsi que les préventeurs », précise Damien Granier de l’Anact. En cela, cette approche globale et systémique diffère sensiblement de celle des risques psychosociaux (RPS), plus réglementée.

 

… complémentaire des RPS

« Les RPS sont un concept scientifique avec des repères, des bornes juridiques et des obligations légales assez lourdes pour les entreprises. Il s’agit d’une approche de la santé mentale par la ‘négativité’ puisque la gestion des risques aboutit à des plans d’actions de prévention », explique Christophe Nguyen, psychologue du travail et des organisations, président du cabinet de conseil Empreinte Humaine. Dans les faits, ces actions relèvent d’une vision « purement curative de la santé au travail » selon les analyses de Romain Bendavid et Sabeiha Bouchakour dans leur article pour la fondation Jean Jaurès « Santé au travail et prévention de l’absentéisme : la nouvelle donne post-Covid ». Les entreprises se concentrant encore essentiellement sur des actions de prévention indirectes comme les lignes d’écoute psychologique (prévention tertiaire) ou encore les formations de gestion du stress (prévention secondaire), au détriment de la prévention primaire qui vise pourtant à diminuer les risques. Toujours selon les experts de la fondation Jean Jaurès celle-ci « requiert une analyse minutieuse des organisations du travail et l’anticipation des impacts des transformations professionnelles actuelles sur les conditions de travail ».

Un chantier qui rentre parfaitement dans le champ d’action d’une démarche QVCT qui devient alors complémentaire des RPS selon Damien Granier de l’Anact : « Beaucoup d’entreprises ont effectué un diagnostic et mis en place des plans d’actions lourds, extrêmement coûteux et complexes à piloter en termes de prévention. Déporter la question de la prévention primaire sur la QVCT peut laisser davantage de place à l’expérimentation : on dresse un état des lieux, on met en place une nouvelle organisation, on sonde auprès des salariés, on ajuste. Ce principe de possible retour en arrière est fondamental dans l’approche QVCT puisqu’il apporte au dirigeant de l’entreprise ce côté rassurant en lui laissant le droit à l’erreur. »

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Facteurs et conséquences des risques psychosociaux

L’absentéisme en berne

Voici pour la théorie. Dans la pratique, ce défaut de prévention sur la santé mentale et les conditions de travail mène à une réalité beaucoup plus alarmante. « À l’occasion de notre baromètre annuel, nous avons observé une hausse inédite des arrêts de travail longs pour troubles psychologiques. Un arrêt de travail long sur trois est aujourd’hui lié à des troubles psychologiques. Une hausse inédite puisque cette part a doublé en trois ans. Plus généralement, un salarié sur deux a en moyenne été arrêté au moins une fois dans l’année : un chiffre qui atteint son plus haut niveau depuis 2016 », constatait Anne Sophie Godon Rensonnet, directrice des Services Malakoff Humanis à l’occasion d’une conférence sur le salon Préventica le 23 mai dernier. Derrière ces chiffres édifiants, décorrélés du Covid-19, se cachent des managers épuisés, des DRH surchargés et des jeunes salariés durement touchés. Un phénomène qui fait état de la fragilité des organisations. Le monde de l’entreprise et de l’environnement de travail n’ont jamais autant parlé de qualité de vie et des conditions de travail, pourtant celles-ci continuent de se dégrader : comment expliquer ce décalage ?

 

« Un arrêt de travail long sur trois est aujourd’hui lié à des troubles psychologiques » - Anne Sophie Godon Rensonnet, Malakoff Humanis.

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L'équilibre entre la vie personnelle et professionnelle fait partie des préoccupations soulevées par la crise sanitaire et le recours au télétravail.

L’effet baby-foot

Il continue de faire couler beaucoup d’encre lorsqu’il est question de qualité de vie au travail : le baby-foot symbolise cet écart entre le discours et la réalité des conditions de travail. Pour Christophe Nguyen, comme pour Damien Granier, il traduit une vision superficielle d’un sujet préoccupant : « Ce n’est pas en installant un baby-foot qu’on questionne réellement l’organisation du travail », tranchent-ils respectivement mot pour mot. « Il est plus facile pour une entreprise d’actionner des leviers individuels liés au bien-être, ou de l’aspect esthétique des locaux, que d’engager un réel dialogue social et se pencher sur l’organisation et le management », poursuit Christophe Nguyen.

En témoignent les chiffres du baromètre de Malakoff, la vision managériale fait aujourd’hui trop souvent défaut et conduit à une augmentation des risques psychosociaux et à une situation d’absentéisme particulièrement forte chez les DRH et les managers. Deux fonctions par ailleurs doublement concernées par ces problèmes puisqu’elles y sont confrontées dans leurs équipes autant qu’elles en sont victimes : 53 % des managers se sont vus prescrire un arrêt de travail en 2023, contre 40 % en 2022 et près de trois managers sur dix estiment que les arrêts maladies pour troubles psychologiques ont progressé dans leur équipe depuis un an.

 

« Les actions les plus efficaces en matière de prévention et de qualité de vie au travail sont celles qui sont portées par le top management » - Christophe Nguyen, Empreinte Humaine

 

Impliquer le top management

C’est pourtant bel et bien le DRH, en chef d’orchestre, et les managers, en relais, qui portent en général quotidiennement les actions de QVCT auprès des salariés. « S’ils sont livrés à eux-mêmes, sans moyens ni soutien du comité exécutif, bien souvent ils s’en tiendront strictement aux obligations légales des RPS. […] Les actions les plus efficaces en matière de prévention et de qualité de vie au travail sont celles qui sont portées par le top management qui apporte une crédibilité, des moyens et des priorités sensiblement différentes », observe le dirigeant d’Empreinte Humaine. Un point important sur lequel appuie David Clair, directeur général de la Caisse régionale d’assurance maladie (Cramif) : « En matière de prévention des risques professionnels, l’impulsion par le haut est essentielle. Parmi les acteurs de cette transformation, les managers ont un rôle essentiel, mais il est impératif qu’ils soient formés et accompagnés ». En cela la crise sanitaire, avec la généralisation d’un mode de travail hybride, a joué un rôle de révélateur et d’accélérateur pour certains dirigeants. Réflexion sur les usages et les espaces, approche technologique pour supprimer les irritants, meilleure distinction entre vie privée et vie professionnelle… le sujet de la santé mentale est un facteur de changement à plusieurs échelons de l’entreprise. Selon l’enquête Ifop pour Back Office Santé en 2022, il existe en effet un consensus entre les différents acteurs de l’entreprise sur la pertinence des transformations en cours. Pour la plupart des décisionnaires RH - près de 75 % - les actions de prévention ont contribué à améliorer la santé, le bien-être et la QVCT (+ 4 points par rapport à 2021).

« Au-delà de ces bénéfices directs, la prévention a aussi un impact positif sur l’image externe et interne de l’entreprise », soulignent les experts Romain Bendavid et Sabeiha Bouchakour. Pour le spécialiste de l’Anact : « la crise a bouleversé les mentalités et les attentes intergénérationnelles. On attend peut-être plus la même chose du travail aujourd’hui, qu’il y a vingt ou trente ans ». Dans un contexte où les organisations peinent à recruter et retenir leurs talents, l’enjeu de la marque employeur sous l’angle de la QVCT devient central et marque une étape dans la recomposition de la place du travail dans nos sociétés. Une évolution dont les entreprises n’ont pas encore pris la pleine mesure.

En chiffres

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De la qvt à qvct

Le concept de la qualité de vie au travail naît dans les années 1960 – 1970 aux États-Unis à la suite des travaux de trois psychologues américains, Douglas McGregor, Abraham Maslow et Frederick Herzberg. Tous trois se sont notamment intéressés au management, aux besoins et facteurs de motivation des salariés. Le terme « QVT » apparaît pour la première fois en 1972 à l’occasion d’une conférence à New York qui inaugure un cycle de recherches pour préciser sa définition : son apparition intervient dans un contexte où la question de la santé psychologique au travail se répand. L’Agence Nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact), organisme public français en charge des questions de QVT est créée à la même période en 1973.

Au tournant des années 2000, nourrie des approches anglo-saxonne mais aussi scandinave – laquelle se centre sur l’importance et la participation du collectif – la QVT devient un sujet de plus en plus discuté. Afin de ne pas restreindre le thème de la santé à la seule approche par les risques (RPS, TMS) les partenaires sociaux inscrivent officiellement la QVT dans l’accord national interprofessionnel (ANI) en juin 2013, avec l’ambition de traiter des relations, du contenu, de l’organisation du travail, du management, de l’égalité et des parcours professionnels. « Pour repréciser le spectre et l’intérêt d’adopter cette approche, les partenaires sociaux profitent de la réforme de la santé au travail pour signer un nouvel accord le 9 décembre 2020 », complète Damien Granier de l’Anact. L’ajout du « C », dans l’acronyme, permet ainsi aux partenaires sociaux de remettre l’accent sur la nécessité d’une démarche visant à améliorer le travail et ses conditions de réalisation.